Elisabeth Dumoulin
Mes Petits Carrés

Mes Petits Carrés

Frisson

Ça y est, je suis vieille. Depuis quelques minutes à peine. C’est certain et définitif. Les petits-enfants me l’ont annoncé avec conviction, sans brutalité non plus, avec un sens clinique étonnant de la situation.  « Mais si mamie, t’es vieille. Tu vois les petits traits sur ton visage? C’est parce que t’es vieille ». Le fait, la cause. La logique du raisonnement m’impressionne.

Voilà c’est dit. Le mot ne m’effraie pas, je l’aime bien. La sonorité est douce, chaleureuse même: vieille, abeille, groseille, merveille… Pourquoi est-ce l’image ridée de Mamette qui me vient aussitôt à l’esprit, le parfum de lavande dans les draps bien pliés, les cerises à l’eau de vie dans le bocal au-dessus de l’armoire ? La petite vieille de Daudet m’attendrit, me rassure.

J’avais bien senti confusément, que quelque chose était en train de changer. Pourquoi, passant devant le miroir, m’arrivait-il de sursauter, surprise de l’autre qui me regardait en face? Et pourquoi désormais n’y avait-il que les mauvais photographes pour m’envoyer les si « belles photos » prises de moi lors du dernier voyage, aussitôt éparpillées en morceaux colorés au fond de la corbeille à papier?

Depuis quelque temps le regard des hommes glisse sur moi, indifférent. La seule bienveillance a éteint les paillettes coquines que je voyais parfois s’allumer dans leurs yeux. La caresse de mon compagnon est tendre et douce, mais sa main n’est plus pressée; elle a perdu sa curiosité, sa gourmandise. Son regard s’attarde moins, m’effleure. Je suis là à ses côtés depuis si longtemps. Ma seule présence lui suffit… et la tarte aux pommes est maintenant la reine de mes sortilèges.

J’avais bien lu dans le quotidien régional qu’une septuagénaire avait chu de son escabeau et s’était rompu le cou, qu’un chauffard avait renversé une autre septuagénaire sur un passage piéton. Pas une femme, pas un être vivant, non, une chose anonyme, comme une étiquette collée sur un bocal et répétée à l’infini. Non seulement consciente d’appartenir à la catégorie des « seniors », je découvrais ma nouvelle appellation, celle qui désormais ferait passer en moi un frisson d’angoisse quand je grimperais aux échelles.

Comment penser, malgré tous les signes funestes, les insidieuses lézardes, que l’on est vieille alors qu’on se sent toujours jeune femme, parfois même une enfant?

Je regarde mes mains. Depuis longtemps déjà elles sont mouchetées de taches brunes que ma mère appelait « des fleurs de cimetière ». J’ai toujours détesté cette image. Moi j’y vois tout un univers, des constellations; j’y cherche la Grande Ourse, la Petite Ourse, des trous noirs. Ou bien une prairie émaillée d’herbes rousses, un paysage rude, noueux, usé où palpitent des ruisseaux bleus.

Je touche mon visage… La peau a perdu son velours. Elle est mature, selon l’euphémisme pudique des crèmes de beauté. Elle se parchemine. On peut lire mon histoire, deviner bien des rires, suivre le sillon des larmes, les traces de mes amours, de mes détestations.

… C’est alors que l’enfant lève sur moi son regard candide et, gentiment conciliant ajoute: « Bon, t’es vieille mais t’es quand même encore un p’tit peu jeune ». Ouf !…

Je lui souris.

Raymonde Lambillon 21 octobre 2021